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Crypto actifs – Libra de Facebook : monnaie ou colossal outil marketing ?

Par Jean Paul JULIA

15/10/2019

La Libra annoncée par Facebook n’est pas une cryptomonnaie comme les autres. Sa valeur sera adossée à un panier d’actifs qui la rendra quasiment stable. Le projet et son devenir potentiel interrogent sur les risques de désintermédiation bancaire.

L’annonce de la création d’une cryptomonnaie gérée par un conglomérat de grandes entreprises emmenées par Facebook – la Libra – relance les débats sur ces monnaies numériquement natives qui agitent nombre d’acteurs publics et privés. Economistes, régulateurs, responsables publics et acteurs de la finance s’interrogent sur les risques et les potentialités de la Libra qui, à bien y regarder, n’est pas une cryptomonnaie comme les autres.

Les « cryptos », ces monnaies qui n’en sont pas et qui relèvent d’une utopie libertarienne

Les quelque 2 000 cryptomonnaies sont-elles de vraies monnaies ? Elles procèdent, au fond, de l’utopie d’un monde dans lequel la monnaie ne serait plus nationale mais universelle, valable pour tous les pays et pour tout le monde, transférable en toute sécurité et sans coûts. Ces monnaies se passeraient d’intermédiaires, leur valeur ne pourrait être manipulable par des gouvernements ou des banques centrales. Elles seraient gérées de façon décentralisée et privée. Elles garantiraient l’anonymat des transactions, et son gardien serait non pas une banque centrale mais un algorithme supposé infaillible. Une forme d’anarcho-capitalisme…

Pour bien évaluer ce que sont les cryptomonnaies et leur instabilité potentielle, il faut revenir un instant à l’histoire de la création monétaire. Les premières monnaies bancaires étaient émises dans des quantités qui ont été des multiples de plus en plus élevés des avoirs des banques en métaux précieux, or et argent. Elles circulaient et étaient librement régulées par le jeu de l’offre et de la demande. Ce système s’est progressivement révélé profondément instable et créateur de crises financières et bancaires. Ce qui a amené à la création des banques centrales, pour homogénéiser l’espace monétaire et pour assurer le rôle de prêteur en dernier ressort lors des crises systémiques.

Dans un second temps, la monnaie a été émise non en proportion des avoirs en or ou argent, mais ex nihilo en fonction du développement de l’économie. Les banques ont créé ainsi de la monnaie en faisant crédit. Et le système a été régulé par une autorité institutionnelle externe : la banque centrale, qui, en conduisant une politique monétaire, a créé la possibilité d’une stabilité. De l’utilité des institutions et des règles.

Un actif hyper spéculatif

Les cryptomonnaies n’ont quant à elles pour contrepartie ni l’or ni l’argent, et pas davantage les besoins de l’économie puisqu’elles sont émises par des individus privés en fonction de règles qu’ils fixent arbitrairement. Ces monnaies n’en sont donc pas. Elles sont donc hautement instables. Il n’est en effet pas conceptuellement possible que tout un chacun puisse créer sa propre monnaie, alors même que pour être une monnaie, il faut qu’elle soit reconnue par tous comme un moyen de paiement qui libère de la dette celui qui s’en sert afin de régler autrui. Si chacun pouvait être émetteur de sa propre « monnaie », chacune de ces « monnaies » ne pourrait en aucun cas recevoir la confiance de tous les autres, pour être acceptée par l’ensemble des agents économiques comme moyen de paiement libératoire. La valeur de ces « monnaies » varie ainsi de façon totalement spéculative, voire erratique, sans la base d’une confiance due au rôle institutionnel des émetteurs. Les cryptomonnaies ne sont donc pas des monnaies mais au fond des actifs hyper spéculatifs, comme le monde financier en crée de temps en temps lorsqu’il s’échappe complètement de l’économie réelle.

Pour autant, si ces pseudo-monnaies ne contribuent pas au bien commun, comme le dit Jean Tirole, la technologie de cryptage sur laquelle elles reposent, la blockchain, ouvre un champ des possibles technologiques intéressant.

Un OVNI sur la planète Crypto : la Libra

La Libra est différente des autres cryptomonnaies pour deux raisons majeures. Le nombre potentiel d’utilisateurs, tout d’abord. Avec 2,4 milliards de comptes, Facebook est en capacité de convertir un nombre considérable de « fidèles ». Cette cryptomonnaie peut donc éventuellement être rapidement massivement utilisée.

De plus, et contrairement aux autres cryptomonnaies, la valeur de la Libra sera adossée à un panier de monnaies et d’actifs souverains – sur la base ou sur le principe du 1 pour 1 – qui la rendra quasiment stable. Chaque Libra créée aura sa contrepartie. Facebook ne frappera donc pas monnaie, au sens pur du terme. Tout se passera alors comme s’il s’agissait d’un « currency board », ou d’un moyen de paiement interne à un système, comme les jetons de casino ou les boules dans l’ancien système des villages du Club Med.

Quelles conséquences pour les banques, les régulateurs, les États et les citoyens si la Libra venait à être massivement utilisée ?

Le paiement et le transfert d’argent

Si de grands acteurs du paiement et du transfert d’argent, installés ou challengers, ont décidé de faire partie de Calibra (la fondation qui gèrera la Libra), c’est parce qu’à court ou moyen terme, cette monnaie constitue pour ce marché un risque de désintermédiation pour eux. En effet, la taille et le nombre de clients des acteurs formant Calibra rendent plausible un scénario d’« ubérisation ».

Une activité de crédit et une création monétaire… un jour ?

Calibra ne frappera pas monnaie au sens strict, du fait de son adossement parfait à un panier d’actifs. Tant que le 1 pour 1 sera la règle, l’impossibilité de créer des Libra ex nihilo, ce que font les banques avec leur monnaie nationale, empêchera Calibra ou ses satellites de jouer un rôle d’établissement bancaire classique. Mais il serait par exemple tout à fait possible pour un établissement financier non bancaire de prêter des Libra en les empruntant à des particuliers ou à des entreprises. La surface des acteurs de Calibra et les 2,4 milliards de prêteurs et d’emprunteurs éventuels peuvent laisser imaginer l’importance potentielle d’un tel phénomène de shadow banking.

En outre, la fondation suisse gérant ce « currency board » pourrait fort bien, le jour où la Libra sera bien acceptée par un large public, desserrer la contrainte du 1 pour 1 qu’elle souhaite aujourd’hui s’imposer. Suivant ainsi l’exemple historique des banques vis-à-vis des métaux précieux, elle pourrait aisément commencer un jour à créer à proprement parler de la monnaie, en créant des Libra dans un multipledes quantités de devises reçues et placées en contrepartie. Ce jour-là, le monopole du droit de battre monnaie aura échappé aux nations.

Une réorientation de l’épargne au détriment du secteur privé

Que ce soit en permettant de se protéger d’un risque d’inflation ou de change dans un pays, ou de disposer d’une monnaie donnant un avantage lors d’achats, etc., la Libra pose clairement la question du risque de désintermédiation bancaire. Car la règle du 1 pour 1 implique que l’argent sorte du circuit des banques pour acheter des Libra, et que ces sommes échangées soient placées par Calibra essentiellement en dette souveraine. Ce serait alors une partie de l’épargne qui ne pourrait plus être mobilisée [localement] par les banques en faveur des agents privés de toutes tailles [au niveau national], du particulier à la grande entreprise en passant par les PME, cette épargne étant appelée en échange à financer, par l’intermédiaire de Calibra, des États « sûrs ».

Un risque pour la souveraineté des États

Les pays à monnaie faible pourraient observer une fuite vers la Libra impossible à endiguer puisque accessible partout, par tous, précipitant ainsi la dévaluation de la monnaie du pays et la fuite de l’épargne hors des frontières. Or perdre le contrôle de sa monnaie équivaut à perdre une partie de sa souveraineté.

Les services financiers gratuits relèvent du fantasme ; banquier, c’est un métier

Si Calibra s’en tenait à mettre en place une unité d’échange universelle qui permette d’acheter auprès d’un conglomérat de partenaires et de bénéficier d’avantages commerciaux, l’on pourrait imaginer que cette cryptomonnaie réponde à une partie de la promesse faite. Elle resterait gratuite et les partenaires prendraient pour eux les coûts (humains, technologiques, etc.) inhérents à la gestion de la Libra, considérant cela comme des coûts marketing. Mais, si le système Libra commence à vouloir vendre des services financiers, il est certain que les prix de ces services ne se différencieront guère de ceux des professionnels du secteur aujourd’hui.

En outre, tant pour les moyens de paiement que pour les éventuels services financiers à venir, la Libra sera l’objet de l’attention de tous les régulateurs. La seule annonce de la volonté de créer la Libra l’année prochaine a déclenché une salve de réactions et d’enquêtes par les autorités prudentielles et monétaires de tous les pays, ainsi que par le Congrès et les régulateurs américains, habituellement plutôt enclins à favoriser l’expansionnisme des GAFAM. Et si Libra respectait les régulations qui devraient s’imposer à elle, le coût en résultant ne permettrait plus la gratuité.

Une expérience client compatible avec l’univers des GAFAM ?

Ajoutons que l’« expérience client » ne correspondra en rien à l’univers que proposent les GAFAM à leurs clients, celui de l’apparente gratuité, de l’extrême facilité d’usage et de la totale instantanéité. Le client devra en effet décliner son identité avant d’ouvrir un compte Libra ou devra justifier l’origine de l’argent qu’il souhaite convertir en Libra, pour répondre au même souci de lutter contre l’argent de la drogue, du crime, du trafic d’armes, du terrorisme, comme de lutter contre la fraude fiscale, ainsi que les régulateurs l’exigent des banques.

Un respect garanti de la conformité ?

Pour autant, le système Libra, même en accord avec la régulation de chaque pays, permettrait de tels usages critiquables (blanchiment d’argent en tout genre), car il suffirait d’acheter des Libra dans des pays à régulation faible ou nulle et de les faire circuler ailleurs.

Enfin, outre toutes les autres données personnelles, déjà si nombreuses, engrangées par les réseaux sociaux notamment, confier en plus les données de paiements, de revenus et de dépenses à Libra conduirait encore davantage à produire une société où toute vie privée serait publique. Et ces données additionnelles seraient utilisées pour accroître toujours plus la pression des sollicitations commerciales, via un ciblage de plus en plus intrusif des publicités.

Rappelons que les banques en revanche assurent la confidentialité de ces données.

Des risques multidimensionnels

Certains penseront qu’il s’agit de protéger les intérêts d’opérateurs de l’« ancien monde ». Il n’en est rien. Il ne s’agit en fait que de protéger les citoyens et la stabilité monétaire et financière, c’est-à-dire in fine leur bien-être. Les protéger des risques de perte de souveraineté des États les plus fragiles, de la réorientation de l’épargne en dehors de l’économie privée, des potentialités offertes à l’industrie du crime par une monnaie non régulée, de placements hasardeux, comme de la sur-utilisation de leurs propres données à des fins commerciales ou peut-être même politiques un jour.

Il convient que tous les acteurs bancaires expliquent bien parallèlement le rôle social et économique essentiel de la banque : faire se rencontrer les capacités et les besoins de financement des uns et des autres, et de prendre pour elles-mêmes, sur leur propre compte de résultat, de façon professionnelle et régulée, les risques financiers, soit les risques de crédit, de taux d’intérêt et de liquidité, que la plupart des épargnants et des emprunteurs ne veulent prendre pour eux-mêmes. C’est ce rôle global qui permet à l’économie de financer au mieux sa croissance. Il faut bien y penser avant, le cas échéant, de laisser se produire une désintermédiation bancaire non régulée.

Olivier Klein
Directeur général de la Bred
Professeur d’économie et de finances à HEC

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